Argentina Sola ?


" - Que savez-vous sur Buenos Aires ?
- Maradona, disparus, tango "
Manuel Vasquez Montalban

Au son du tango et autres musiques latines, la chorégraphe argentine Marilén Iglesias-Breuker nous entraîne, par delà l'iconographie de son pays, vers son histoire et ses contradictions.
Le burlesque cède la place à la gravité lorsque la danse se livre à l'abîme que 30000 disparus ont ouvert dans les mémoires.
Humour, dérision, gravité et colère: un spectacle funambule.

Une création de Marilén Iglesias-Breuker avec la collaboration de Luc Petton (conseil artistique), Raul Pajaro Gomez (plasticien, scènographe) et Myriam Peralta (Plasticienne).
Sur une musique de Cecilia Arditto, mise en lumière de Sylvie Vautrin et des costumes de Josefa Prada et Cecilia Rius.
Interprètes : Véronique Bauer, Marilén Iglesias-Breuker, Barbara Falco, Guillaume Lemasson, Katja Petrowick, Gaël Sesboué
Chorégraphies des vidéos : Margarita Bali, Cristina Cortés, Grupo Krapp, Gerardo Litvak, Soledad Pérez et Inés Sanguinetti.
Réalisation : Margarita Bali et Marilén Iglesias-Breuker
Remerciements : Eva Maria Blotta, Christina Cortés et Ana Deutsch
Entretiens : Eve de Bonafini (Madres de Plaza de Mayo), Nana Bevillaqua

Production : Icosaèdre, en partenariat avec le Grand Théâtre de Reims. Avec le soutien du Ministère de la Culture-DRAC de Champagne-Ardenne, le Conseil Régional de Champagne-Ardenne/ORCCA, la Ville de Reims, le Conseil Général de la Marne et de l’ADAMI. Spectacles en coréalisation avec le Théâtre du Lierre.

Argentina Sola? par Bernard Weber

La dernière création de Marilén Iglesias-Breuker, « Argentina sola ? », est un spectacle chorégraphique et théâtral directement inspiré de la récente crise économique, politique et sociale en Argentine. Conçue comme un parcours dans le théâtre elle agence installations plastiques, petits actes théâtraux, projections vidéo, initiation à l’art du tango et pièce de danse, invitant les spectateurs à embarquer pour une Argentine intempestive.

Elle a été présentée pour la première fois le vendredi 18 novembre, au Grand Théâtre de Reims.

Dans le hall du théâtre ses marbres, ses ors, ses degrés …à même le sol recouvert d’une couverture, un corps, comme un cadavre, que l’on ignore forcément ou plutôt qui nous oblige à le contourner. Quelqu’un le touche du bout de son escarpin comme un animal mort, abandonné sur la chaussée… Brouhaha, une foule ordinaire de gens allant au spectacle. Et là quelque chose d’incongru : quelqu’un à terre… et puis derrière une banderole déployée comme un bouclier deux ou trois individus dansant se déplacent : manifestants ou piquet de grève ambulant, piqueteros.
Le bannière déposée devient écran : des images s’y projettent, l’Argentine , des Argentins, des enfants, des quais, des corps dansant, les membres disloqués d’une poupée, épars sur le sol et des rires d’enfants…Bruits et cris, sifflets, rumeurs de manifestations. Quelque part, éphémère, par intermittence, on voit passer la ronde vive et obstinée des folles de mai.

On nous invite à prendre un ticket, échangeable contre un verre de vin à l’issue de la représentation, de couleur bleue ou rouge. Si c’est rouge le parcours passera par une leçon de tango, si c’est bleu, ah, nul ne sait ce qu’il adviendra… Selon ce qu’on se sera vu attribuer on suivra les talons aiguilles de dames très tango, ou les pas déterminés d’une danseuse investie du rôle de guide pour touristes européens…Dans les deux cas, on est mené, accompagné par des sourires et des politesses exquises, à découvrir l’Argentine new look, ou relookée, celle d’après les généraux, les Malouines mais aussi celle d’après la débandade boursière et la débâcle économique et sociale de ces dernières années….celle de maintenant quoi, tout à fait présentable si l’on n’est pas « trop regardant »… Et donc, en dépit des signes que nous font les grands placards d’images mouvantes projetés sur les murs du théâtre où des corps se déglinguent, s’hystérisent sur des quais de gare, ou succombent au fond des fosses de garages, nous nous rendons à l’invite pressante d’assister, dans le foyer du théâtre, à de petits spectacles forains pleins de naïvetés, de poupées et de marionnettes, exhibant Maradona, les gazons du Mundial, l’icône étoilée du Che et les pantins articulés du tango emblématique…

Au fond, tout va bien, tout va mieux, on a le regard distrait du touriste, rassuré vaguement par la prospérité de façade, l’humour et l’exubérance de ces gens, subjugué par l’élégance et l’autorité de la danseuse de tango, le bras, la jambe surgie de la robe fendue montrant le pas et le chemin vers la salle de spectacle.

Donc, on entre et l’on s’installe dans les ors et la pourpre des balcons du théâtre. Quels sont ces spectateurs immobiles et gris auprès desquels il faut s’asseoir ? Que regardent elles ces poupées de chiffon inertes, classe morte de spectateurs. Elles contemplent la leçon de tango qui s’achève sur la scène, les figures un peu hésitantes auxquelles s’enhardissent deux ou trois couples d’impétrants ; elles écoutent, fantômes impavides, les confidences du professeur de tango, danseuse et chorégraphe, qui s’abandonne, après que se sont dispersés les élèves, aux souvenirs et plus encore à sa mémoire argentine… Le drapeau argentin tendu sous le balcon d’une loge présidentielle s’illumine, une silhouette apparaît, nos voisins muets et sourds soudain violemment éclairés retournent à l’ombre…une généalogie de la démocratie perdue, la sombre succession des dictateurs et des présidents fantoches et l’ombre grandissante de la cohorte des assassinés envahissent comme le débordement d’une eau noire la voix de la chorégraphe, une voix qui s’amenuise et se perd, à la fin, noyée. Un incommensurable chagrin.

Maintenant, à regarder l’immense coussin grisaille contenu aux quatre coins par des bornes anguleuses et bientôt les corps vêtus de couleurs indécises qui vont s’y hasarder, il semble bien qu’on se soit laissé mener jusqu’aux confins de l’Hadès, ce royaume des ombres qu’Ulysse eut le privilège de visiter vivant…Il ne s’agit pas d’un enfer–celui-ci fut du temps des vivants que l’on jetait dans les caves de l’Ecole de Mécanique –mais bien de ce non lieu où les étreintes embrassent le vide, les cris et les pleurs se perdent dans la brume, les apparitions se noient dans l’ombre…
Un quatuor de danse comme une plainte infinie, où les danseurs errent, nageurs spectraux ballottés, engloutis, rejetés par la vague molle et grise du néant ; une pièce de danse construite comme un labyrinthe qui n’aurait pas d’issue, livrant ses danseurs à l’insignifiance de la mort, à l’effacement de l’oubli…Par où l’on rejoint, spectateurs aux yeux dessillés, la ronde obstinée des folles de mai.

On sort. Dans les coursives, on vous sourit et l’on vous rappelle le ticket bleu, le ticket rouge. Oui, venez boire. Au foyer, il y a un bar. Venez parler autour d’un verre de vin d’Argentine, un Malbec peut-être ? Ah, j’oubliais de vous préciser, durant le spectacle les ticket bleus ont subi une dévaluation de 50 %, vous ne pouvez plus prétendre qu’à un demi-verre…..On rit.
«  Argentina sola », un ticket pour un voyage aux sources de la colère…

au Grand Théâtre de Reims, le 19 novembre 2005
Bernard Weber